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Amy Chua, la «mère tigre» qui avait défrayé la chronique, revient avec un nouveau livre, «The Triple Package», qui met en lumière les ressorts de la réussite chez certaines minorités aux Etats-Unis. Commentaire amusé de Serge Hazanov, écrivain, poète et enseignant d’origine russe, qui ne cache pas son admiration pour l’auteure.

Belle et brillante, la coqueluche de la société américaine, Amy Chua, l’auteure du fameux Battle Hymn of the Tiger Mother (Lire notamment LT du 19.02.2011), vient de publier avec Jed Rubenfeld un nouveau livre, The Triple Package (encore non traduit en français), qui fait l’effet d’un pavé dans la mare occidentale. C’est une analyse chirurgicale du succès de ­certaines minorités établies aux Etats-Unis, tels les Mormons, les Nigérians, les Cubains, les Iraniens et, ô surprise, les Juifs.

Ce livre va à l’encontre des piliers du libéralisme, comme l’égalité et le «politiquement correct». Ici, la clé du succès est le «triple package». De un: le sentiment de supériorité et d’insécurité. De deux: la faculté de résister aux tentations. De trois: poursuivre son but. Nous apprenons comment ces groupes, vivant sous le joug de l’insécurité et de la pauvreté, sacrifient tout, y compris leur bonheur, pour grimper l’échelle sociale, et comment, grâce à leur persévérance et à leur sentiment de supériorité, ils réussissent.

En en Suisse? Les premiers cal­vinistes semblent avoir possédé le «triple package»: ils n’étaient pas à l’aise au milieu des nations catholiques; ils se prenaient pour un groupe élu, et leur passion pour le travail servait à prouver leur valeur au monde entier. Et quelle minorité réussit mieux en Suisse aujourd’hui: les Italiens, les Tamouls, les Maghrébins ou les Ko­sovars? Ou alors les nouveaux ­Russes, voire les vieux Juifs?

Mes élèves d’origine asiatique sont souvent les premiers de la classe, non pas parce qu’ils sont plus doués mais parce que la famille leur apprend à se sentir ­supérieurs vis-à-vis de l’Occident ramolli; en même temps, ils s’y sentent vulnérables quand leurs parents immigrés doivent accepter le job de survie. Ces élèves travaillent plus et s’amusent moins que leurs condisciples; ils résistent mieux aux tentations d’aujour­d’hui et visent le lendemain.

J’ai eu une enfance juive en URSS brejnévienne, ce paradis de la faucille et du marteau assaisonné d’un antisémitisme mou. Marqués «au fer» comme une tribu élue et maudite, nous savions que pour survivre, voire réussir, il faut être de loin le premier, décrocher une note de 7/6. Le sentiment de supériorité et d’insécurité nous servait de bouclier. Nos parents nous disaient: «Nos ennemis peuvent t’enlever ta maison, ton argent, mais pas ton éducation.»

La société occidentale libérale d’aujourd’hui enseigne à ses enfants: «Tous les gens sont égaux; respectez-vous vous-mêmes, profitez de chaque moment.»

Or, pendant ce temps, les groupes à succès apprennent autre chose à leur progéniture: «Tu as un bel avenir, parce que nous (ta race, ta culture) sommes supérieurs; tu n’es pas encore au niveau – travaille dur et prouve ta valeur.»

L’enfance en tant que jardin d’Eden n’est donc pas universelle. Le confucianisme, par exemple, considère qu’un enfant et ses parents sont liés par un «contrat»: l’enfant est soumis aux aspirations de ses parents, en échange de leur amour inconditionnel. Le but de l’enfance n’est pas l’amusement, mais le chemin vers la perfection. Par la souffrance la connaissance; l’école, c’est une discipline de travail; les loisirs, c’est pour après.

Mes parents non plus n’étaient jamais satisfaits («98% à l’examen? Et pourquoi pas 110%? Si tu n’es pas le premier, tu déshonores ta famille, voire l’humanité!»). Mon enfance n’était pas un fleuve tranquille, mais je suis reconnaissant envers mes parents – c’est leur école de vie qui m’a aidé à traverser beaucoup d’épreuves.

Que signifie aujourd’hui le succès en Suisse? Une villa sur la Goldküste ou à Cologny? Un jet privé ou
enfin un certificat «d’innocence fiscale» délivré par Washington? Ou bien le sentiment de satisfaction du chemin parcouru, la sensation de bonheur? La réponse est dans la question.

Quel groupe en Suisse porte au­jourd’hui ces «précieux» gènes? Les qualités qui, chacune prise séparément, rendent la vie difficile mais qui, une fois ensemble, peuvent nous hisser vers le «succès». En tout cas, ce ne sont pas les Juifs – des décennies de sécurité et de confort suisse les ont «ramollis». Seraient-ce plutôt les Italiens et les Espagnols de deuxième et troisième générations?

Si le «triple package» mène vers le succès, où en est-on avec le bonheur? Une question rhétorique puisque les «groupes à succès» peuvent en souffrir autant, surtout psychiquement.

Mieux vaut traiter le «triple pa­ckage» comme un outil, pour s’en débarrasser à la fin du chemin et ensuite pouvoir écrire son propre destin. C’est le paradoxe de l’échelle de Wittgenstein: indispensable pour grimper, on ne l’emmène pas avec soi une fois le mur passé. Vivre dans le présent et ne voir que sous ses pieds ne fait pas le bonheur. L’Homo sapiens rime avec le futur et les étoiles.

Est-ce que le vrai succès, voire le bonheur, serait d’arriver au point où il n’y aurait plus de groupes à succès – seulement des individus?

Les idéologues du libéralisme balayeront peut-être ce «triple package». Résultat, la Chine et la Corée continueront à occuper la tête des classements dans l’enquête pédagogique PISA; l’Amérique et l’UE, avec une performance peu enviable, garderont la main haute dans le monde de l’éducation. Encore longtemps?

Et peut-être que non. Dans ce meilleur des mondes…

Je relis ces lignes, dévoré par un sentiment de supériorité, d’insécurité et d’ambition. Doit-on ­viser la réussite par l’échec? Le ­malheur ferait-il le terreau du bonheur?