La Russie dans un jeu de miroirs

 

par Serge Hazanov, poète, professeur à l’Ecole Internationale de Genève

 

Voici un quart de siècle que l’URSS s’est privée de moi, à l’insu de mon propre gré. Mais elle ne m’a pas privé du respect pour l’écrit.

Je respecte la presse occidentale, la plus objective du monde. Elle nous livre la vérité absolue, par exemple sur le chouchou des Etats-Unis, le « tsar Poutine ». Cette vérité est bien emballée, avec des propos éloquents et des arguments de poids. D’où, alors, peut bien venir mon désir de la contredire, de me faire l’avocat du diable ?

Par exemple, je lis que « Poutine veut conquérir le monde». Mais autrefois, lorsque Gorbatchev a laissé partir les républiques de l’ex-URSS, celles-ci se sont retrouvées dans l’étreinte glaciale de l ‘OTAN, avec des bases militaires comme bonus sine qua non. Que ferait l’Amérique si aujourd’hui le Mexique décidait d’installer des bases militaires russes à sa frontière nord, afin de se protéger de son grand voisin ? Assiégée par des bases américaines tout au long de ses frontières, la Russie n’a pas beaucoup de marge de manœuvre.

Idem pour l’idée que « Poutine se mêle des affaires ukrainiennes. » Et si, pour les Russes, la « révolution » en Ukraine avait été orchestrée par la CIA, pour remplacer le gouvernement pro-russe de Kiev par un autre, plus loyal aux Etats-Unis ? Sauf si les Américains ne se mêlent jamais dans les affaires des autres.

On m’inspire que « le référendum en Crimée est illégal, car il va à encontre de la Constitution ukrainienne. » Que dire alors de l’indépendance du Kosovo, qui allait à l’encontre de la Constitution serbe ? Etait-ce différent, parce que, selon Madeleine Albright, « la volonté du peuple Kosovar vaut plus que toutes les Lois » ?

J’apprends ensuite que « Poutine limite la liberté de la presse russe. » Et en Occident – est-ce que les journauxdeDixi.européenseuropéens européens oseraient-ils appeler un chat un chat, parler de la guerre des religions ou de l’hypocrisie de la politique américaine ?

On me dit que « l’économie russe vole en éclats suite aux sanctions de l’Occident. » Comment se fait-il, alors, que les commerces fleurissent, les gens consomment, les restaurants et les théâtres ne désemplissent pas ?

Et la cerise sur le gâteau : « il n’y a pas de démocratie en Russie. » Et si les Russes n’en veulent pas ? Faudrait-il l’imposer par la force, comme l’Amérique l’a si bien réussi en Irak, en Lybie et en Egypte ?

Je termine cette dispute avec moi-même, par les louanges classiques du système d’éducation soviétique, de sa musique, de sa littérature et de sa spiritualité…

C’est beau, la Russie – même de loin.

 

Je respecte tout autant la presse russe, la plus objective du monde. Elle nous livre la vérité absolue, notamment sur la situation dans son pays. Cette vérité est bien emballée, avec des propos éloquents et des arguments de poids. Voici, en voyage en Russie, je veux tout percevoir en personne.

On me dit que «le centre de Moscou est devenu très moderne. » D’accord, mais comment se fait-il que dans les banlieues et la campagne, ce soit plutôt le contraire ? Serait-ce la loi de la conservation ?

On m’inspire que « l’économie russe fonctionne bien, la vie s’améliore. » Qu’en serait-il, s’il n’ y avait plus de la manne pétrolière ? Le business russe marche, dit-on ; mais pour tourner, il est souvent contraint de contourner la Loi. Selon un récent sondage, 50% des citoyens ne croient pas qu’il soit possible de s’enrichir avec des méthodes honnêtes. Le pouvoir tolère les hommes d’affaires qui frôlent le code, et il en profite : il les tient ainsi en potentiels otages, qui peuvent toujours être attaqués légalement si c’est nécessaire. Tous sauf les « intouchables », les oligarques et les grands politiciens – devant la justice, ceux-ci sont plus égaux que les autres. Acceptons que le niveau de la vie s’améliore, mais beaucoup de gens vivent au jour le jour dans une course au confort, voire au luxe, effrénée. Prendre des crédits qu’on ne pourrait jamais rembourser, surtout les jeunes ? Après nous, le … ?

Je lis que « le gouvernement lutte contre la corruption. » Nicolaï Karamzine, le premier historien national, écrivait au début du XIXème qu’« en Russie, la Loi ne permet aucun cadeau ; mais les gens rusés trouvent une manière de l’éluder. » Et cette guerre sacrée contre la corruption a apporté un certain progrès, depuis l’époque de Brejnev – aujourd’hui un fonctionnaire russe est beaucoup plus prudent et il offre ses services désintéressés uniquement à des personnes fiables, recommandées par son réseau. La Loi russe est sévère ; heureusement, on ne la respecte pas toujours. Tant pis, tant mieux – chacun crée sa toile de « relations », dans toutes les sphères de la vie : la santé, la police, l’éducation, l’administration publique et naturellement les pompes funèbres.

On m’enseigne que « le peuple s’unit autour de son président ; le patriotisme est en hausse. » Et pourquoi pas ? Designer un ennemi commun, c’est le meilleur moyen pour cimenter la population : c’est pendant la guerre contre Hitler, que Staline et Churchill avaient atteint le pic de popularité ; même François Hollande est plus apprécié depuis « je suis Charlie ». De plus, l’histoire de la Russie montre que son peuple est très patient et ne bougera pas, sauf si on multiplie par dix le prix de la vodka…

J’apprends que « les citoyens sont actifs dans la vie politique du pays.» Le 30 décembre 2014, la place Manezhnaya au cœur de Moscou a été le théâtre d’une grande manifestation suite au verdict injuste prononcé à l’encontre du chef de l’opposition, Alex Navalny. Une centaine de manifestants ont été arrêtés. Et juste à côté, à la rue Tverskaya, la foule moscovite achetait des cadeaux, riait et s’entassait dans les restaurants et les salles de concerts. Vive les droits de l’Homme, un oxymoron russe. Chacun se mêle de ses oignons et donne au pouvoir les impôts et le bakchich, pour qu’on le laisse tranquille.

   Je veux me rassurer que « la sécurité au centre des grandes villes russes est bien meilleure qu’avant. » Rien d’étonnant, parce que les policiers y patrouillent en masse – partout et à toute heure. Voici des autorités qui pensent à leur électorat… ou bien, qui le craignent ?

Je termine cette dispute avec moi-même et me hâte de retourner en Europe, pour regagner le petit confort de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité.

C’est beau, la Russie – surtout de loin.

 

Voici un quart de siècle que l’URSS s’est privée de moi, à l’insu de mon propre gré. Aujourd’hui encore, en Suisse, on me prend pour un Russe et en Russie – pour un Suisse.

C’est mon accent slave, charmant et grave – mon respect pour l’écrit, ce miroir aux alouettes.