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L’homo post-sovieticus et la Suisse

 

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Ça fait 25 ans que je me soigne du syndrome de l’homo sovieticus: l’allergie au business. Et toujours sans succès.

Le paradis du marteau et de la faucille offrait à ses ambitieux enfants un vaste choix de carrières – entre la science et l’art. Les matheux dans leurs labos top secret pouvaient se ficher du régime – ils fabriquaient les bombes atomiques et les spoutniks, les meilleurs amis de l’URSS. Les artistes, eux, se prenaient pour des ingénieurs de l’âme humaine. Le taux d’admission à la Faculté de mathématiques de l’Université Lomonosov de Moscou était d’une place pour 60 candidats; et à l’Ecole d’art dramatique – une pour 600. Etre un petit chercheur à l’Académie des sciences ou le 153e violon à l’Orchestre du Bolchoï, avec un salaire minimal, voire symbolique, était plus prestigieux que diriger une usine, même avec un salaire cinq fois supérieur. Les hautes écoles de finance servaient de subterfuge pour sécher le service militaire et la noble obligation de protéger les intérêts internes de l’URSS en Tchécoslovaquie, en Afghanistan et dans le reste du monde. Le business était vu comme un moyen de gagner beaucoup d’argent par des tricheries; le mot «capitalisme» rimait avec «déclin» et «impérialisme».

Le destin m’ayant projeté sur le sol helvétique, j’ai décidé de changer à 180 degrés ma mentalité obsolète. Désormais, à mes yeux, les grands entrepreneurs appartenaient à une caste supérieure. L’argent? C’est comme le sens de l’humour, vous en avez ou non.

Mon ascension vers les sommets spirituels du commerce n’a pas été un long fleuve tranquille.

Récemment, l’Université de Genève a tenu un colloque public intitulé «Ethique et business». La salle était remplie d’entrepreneurs internationaux, d’experts en éthique et d’étudiants. Certains orateurs prêchaient l’idée que dans le grand business, un comportement éthique, peu avantageux à court terme, serait rentable à longue date, pour la renommée de l’entreprise. Les autres rappelaient à quel point la littérature voit les hommes d’affaires d’un œil critique, et citaient Shylock chez Shakespeare, l’Avare chez Molière, le magnat Cowperwood chez Theodore Dreiser et autres sympathiques personnages. Ils posaient la question rhétorique: «Est-ce que l’avenue Montaigne, le quai Ernest-Ansermet ou la Einstein-Strasse portent les noms de nababs?»

Un industriel suisse raconta une histoire personnelle: sa PME avait gagné un concours pour construire une grande usine de téléphonie mobile quelque part au Maghreb. Il ne restait qu’à finaliser l’affaire avec le pouvoir du coin, à qui, selon la noble tradition culturelle, il fallait donner un solide bakchich. L’entrepreneur se trouva en Zeitnot: donner le pot-de-vin et ensuite ne pas pouvoir dormir en paix, par peur d’une poursuite pénale; ou bien écouter sa conscience, ne pas payer et par conséquent perdre le contrat, licencier une partie du personnel et mettre en péril l’existence de l’entreprise? De plus, la multinationale concurrente allait immédiatement occuper la place vacante au soleil, respectant les règles du jeu, évidemment.

Le médiateur du colloque, le célèbre procureur Bertossa, conclut que pour dormir tranquille, bien que sans luxe, mieux vaut devenir ingénieur, enseignant ou juriste.

Ma foi dans le business a été aussi mise sur le gril avec l’arrivée en Suisse d’une nouvelle vague d’immigrants en provenance de Russie: après les pauvres étudiants russes du début du XXe, après Lénine fuyant le tsar et plus tard les aristocrates fuyant Lénine, vint le tour des oligarques russes. «Cosaques» du commerce, ils prenaient la vache helvétique par le pis, plaçaient leur capital dans des banques suisses, installaient les familles dans des châteaux sur les bords du lac de Zurich ou du Léman, scolarisaient leur progéniture dans les plus luxueux établissements privés – le meilleur investissement, c’est nos enfants! Ensuite, ils établissaient une boîte postale pour leur nouvelle Sàrl ou hedge fund et regagnaient l’espace post-soviétique –
afin de démultiplier leur fortune. A la Bahnhofstrasse, un nouveau riche russe exhibait devant son ami une montre acquise pour 500 000 francs, et le deuxième lui répondait: «500 000? Idiot! La boutique en face a la même pour un million!»

Pourtant, je ne dévie pas de mon chemin de croix. Je ne critique pas mes romantiques lycéens pour qui l’avenir rime avec fortune, villa et jet privé, et qui voient les rebelles comme des gens dangereux. Je me tais lorsqu’un futur Pythagore ou Darwin décline l’offre du MIT au profit d’une petite école de business.

A l’EPFL, j’ai dirigé le travail de diplôme d’un certain Patrick D. Etudiant brillant, il avait une grande carrière académique devant lui. Mais il a bifurqué vers le marketing dans une multinationale pharmaceutique.

Trois ans plus tard, il est venu me rendre visite. Sorti d’une Bentley avec chauffeur, costume Armani et Rolex au poignet, mon ex-élève a examiné son ancien bureau d’un œil ironique. «Patrick, que signifient ces signes – la limousine, le chauffeur, ton look?» lui ai-je demandé. Il a souri: «Cela signifie, cher maître, que mon secteur gère les talents mieux que le vôtre.»

Ça fait 25 ans que j’ai beau essayer de m’intégrer dans ce meilleur des mondes, où coulent le lait et le miel assaisonnés de business: je suis rejeté comme un organe transplanté.

Alors j’ai demandé à mon épouse, Suissesse de souche et femme d’affaires: «A l’époque, tu as eu beaucoup de prétendants: des avocats, des entrepreneurs et des banquiers… Pourquoi m’as-tu choisi?» Sa réponse: «Pour tes sérénades sous mon balcon, évidemment. C’était un business plan parfait.»

Ecrivain et scientifique, professeur
à l’Ecole Internationale de Genève

Source: http://www.letemps.ch/Page/Uuid/f382b962-ffce-11e3-b606-e345e71cec86/Lhomo_post-sovieticus_et_la_Suisse.

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